2010 : démarrage au quart de tour
Depuis deux semaines, je cumule deux métiers avec plus ou moins de fatigue et une expertise certaine du réseau de bus d’Edimbourg. D’où le fait que j’ai 1) délaissé mon blog 2) oublié que j’avais des amis à qui écrire 3) même pas fait les soldes 4) honteusement omis de prendre des photos d’Edimbourg sous la neige 5) pas encore montré à quoi ressemblait mon nouvel appart, ma nouvelle coloc et mon nouveau chat. Promis, je me rattraperai.
Contre toute attente, un éditeur m’a confié la traduction d’un ouvrage de non-fiction, « Loose Girl » (les « Mémoires d’une fille facile ») de Kerry Cohen. Il faut dire que, étonnamment, en ce mois de janvier 2010, l’éditeur, une espèce que je croyais alors insaisissable, l’éditeur, donc, semble sortir de son hibernation. Après plus d’un an de recherches dans le vide, tout arrive en même temps. Tenez, cette semaine, j’ai même reçu un autre appel d’un éditeur différent pour un livre de cuisine. C’est le comble : silence radio pendant des mois, puis maintenant que je suis au beau milieu d’un bouquin de 200 pages à rendre fin février, je vais me retrouver à devoir refuser des contrats ! L'ouvrage qu’on m’a attribué est un peu le bouquin idéal quand on ne peut pas se permettre de faire QUE de la traduction toute la journée : il est écrit comme un roman et comme, soyons honnête, comme c’est assez « Moi je» comme livre, on a rarement besoin d’aller faire de longues recherches périlleuses sur le mécanisme de fonctionnement des fusées aériennes. En général, il s’agit surtout de trouver le mot qui touche pour bien rendre une ambiance ou décrire le gentil garçon qu’elle va manger tout cru (zut alors, maintenant vous connaissez la fin).
En plus de la traduction, je continue de travailler comme modèle pour les (nombreux) cours d’art à Edimbourg. Les modèles, ce sont un peu les athlètes des cours de peinture. Et gare à celui qui me dira que ça consiste à ne rien faire. Ne « rien » faire pendant des heures sans bouger d’un poil, c’est comme le yoga ou la danse classique, c’est une discipline à prendre. La règle d’or : au bout de 45 minutes figé dans la même position, n’importe quelle pose finit par faire mal. C’est seulement la zone de douleur qui varie. Donc, en partant de ce principe, il s’agit surtout de trouver une position intéressante que l’on puisse « tenir » en souffrant, mais pas trop. Et, bien sûr, de proposer LA pose qui fera de l’ensemble des peintures de véritables chef-d’œuvres (parce que, non mais, si ça rend bien à la fin, je m’attribue quand même une partie du mérite). Au fil des séances et des étirements de muscles, on apprend progressivement ce que le corps supporte – ou pas – et pendant combien de temps. Souvent, pendant la première demi-heure, c’est que du bonheur. Les muscles ne sont pas encore fatigués, on peut se laisser à tout se qui nous passe par la tête, et quand j’ai un éclair de génie fulgurant pour un nouveau projet, je note mes idées dans un carnet pendant la pause café. Par contre, si le support sur lequel on pose est trop dur, le poids mal réparti sur les appuis ou les muscles trop tendus, il devient difficile de penser à autre chose qu’à la prochaine pause café. Il y a quand même des petites astuces pour soulager les muscles quand ils brûlent trop. Dans l’ordre du plus discret au plus désespéré : balancer subrepticement le poids du corps sur une partie qui est moins douloureuse, serrer les dents et souffrir en silence, essayer d’attirer l’attention du prof dans l’espoir qu’il s’aperçoive de votre détresse.
Aujourd’hui, c’était la première d’une série de trois journées de pose à l’école George Watson. Je leur sers de modèle pour les examens de peinture vivante, ce sera donc la même pose pendant trois jours, à raison de cinq heures de pose par journée. George Watson est une école assez huppée et les cours d’art y sont très réputés. Le niveau en art des élèves est absolument excellent. Je suis toujours épatée de voir la maîtrise technique mais aussi la sensibilité qui transparaît dans les dessins d’artistes aussi jeunes. C’est ma classe préférée. Ils sont doués, ils sont sérieux, ils n’ont pas peur de se salir les mains au fusain, même les filles avec leur vernis à ongles, et ils sont passionnés.
Puis j’ai enchaîné mes cinq heures à George Watson avec deux heures dans une école d’art privée, et me voilà enfin chez moi avec encore du pain sur la planche si je veux tenir le rythme que je me suis imposé pour ma traduction de « Loose Girl ».
Par moments, j’ai franchement l’impression de passer de la torture physique à la torture psychologique. Mais quand je vois le résultat final des peintures des petits génies de l’école George Watson ou quand je relis mes chapitres avec plaisir en oubliant que c’est moi qui les ai traduis, parfois, j’ai juste l’impression d’avoir apporté ma toute petite contribution à ce que j’aime par-dessus tout, l’art et la littérature. Et là, d’un coup, ça va mieux.